L’œuvre de Michel Guino est-elle profondément novatrice ? Est-elle belle ; est-elle grande ; est-elle forte ? Est-elle… Qui sait ? Elle est d’abord, âpre et sauvage, le fruit d‘une terre à la dérive, torturée par la violence d’éléments déchaînés. Elle interroge plutôt qu’elle n’affirme et elle jette plus de bouées qu’elle ne lance de passerelles. Sans annoncer de réelle victoire, elle porte la trace visible de nos luttes. Elle est certes l’avidité de la flamme qui s’oppose au refus, mais elle trahit surtout la fragilité d’un reflet suspendu sur le néant. A défaut donc d’allumer un phare dans la nuit, elle propose un miroir à nos détresses. Bref, elle appartient toute entière à notre temps, mais elle ne saurait s’en satisfaire et nous le dit. En ce sens, au moins, elle est essentielle.
Sur la panoplie des réflexions forgées par Guino, plusieurs clés sont à saisir pour cheminer plus commodément :
« Nous sommes assis sur un monde en ruine »
Voilà pour le constat.
« Il faut découvrir le cœur des choses »
Voilà pour l’espérance.
Que dégager d’une biographie dont peu d’éléments visibles viennent, a vrai dire, trahir le secret ? Trois ou quatre points, peut-être. Soulignons d’abord que Michel est le fils de Richard Guino, artiste catalan, élève favori de Maillol, et qui – de 1914 à 1918 – joua avec humilité un rôle déterminant dans la création des sculptures de Renoir, alors infirme, avant d’accomplir une œuvre personnelle à bien des égards exemplaire ? Chez le père et le fils, différents traits de caractère se perpétuent : sobriété de paroles et d’attitudes, dédain des mondanités, refus des compromissions ou des succès faciles. Même savoir-faire, aussi, mis en balance avec les mêmes scrupules extrêmes. Cependant, tout autres par leur nature, sinon par leur qualité, sont apparues les ambitions de Michel, auquel ne pouvait suffire le seul idéal gréco-latin. Il cherche donc à s’engager sur une voie nouvelle, par-delà ces horizons surannés entre lesquels notre époque, ne se sentant pas chez elle, respire fort mal. Les leçons de Despiau, qu’il a pour professeur, ne troublent guère le jeune homme. D’ailleurs, il ne fréquenta que toujours irrégulièrement ateliers ou écoles. Suffisamment toutefois pour découvrir où le porte sa vraie nature et se rapprocher aux Beaux-Arts de César et d’Hiquily. Avec ceux-ci, malgré ce qui fait la singularité de chacun, il serait facile, aujourd’hui encore, de relever d’évidentes parentés. Mais que d’exigences diverses aussi !
Partout, en ce lendemain de la Libération, une nie frénétique sollicite les cœurs de vingt ans, pour lesquelles – éternels espoir d’une jeunesse éternellement insatisfaite, éternellement déçue, depuis les fièvres 1848, de 1830, de plus loin encore… – Un monde nouveau ne peut manquer, au sortir d’une nuit profonde, de surgir à la lumière. Les maîtres ? Giacometti, Gargallo, Picasso plus encore peut-être. Parce que dans la tourmente, celui-ci se dresse comme un géant. Un rassembleur prodigieux par la puissance des dons de synthèse. Le personnage d’épopée. Celui qui verse et qui bouleverse ; qui donne et qui ordonne. En somme, le grand rocher, seul capable d’aider à franchir la mauvaise passe. N’est-ce pas précisément au souvenir de Picasso – lui aussi mûri par la Catalogne – que la plume de Guino avouera plus tard, hésitante est crispé : « Nous nous tonnions sur les plages calcinées. Sur les confins de notre désespoir. Tu nous rendais les vaisseaux étincelant des tempêtes, les flancs gros de diamants, et sur tes pas les perles… » (Ici se meurt la phrase sur les épaves du souvenir ; vague épuisé par l’appel d’un trop lointain rivage. » […]
Ce qui frappe chez Guino, malgré la pluralité des voies et des recherches, c’est le maintien de l’unité de style. Très tôt s’est affirmé son besoin de briser les surfaces pour forcer le piège des apparences et, grâce à une occupation de l’espace à la fois enveloppante et virile, insidieuse et résolue, parvenir aux allégresses de la transparence. Qui saurait d’ailleurs rester insensible à la volonté de dépassement dont témoigne la verticalité même des compositions, et a cette sorte d’hominisation qui, selon un processus subtil, caractérise toujours leur passage du matériau brut a l’œuvre affinée ? On songe en découvrant l’essor de ces lamelles d’acier, au bruissement des grands voiliers d’autrefois, impatients de s’abandonner à l’ivresse d’un appel. […]
Phénomène plus singulier, plus attachant : personne moins que Guino n’est l’homme d’un procédé ou d’une routine ; ou, même, d’un public. Personne n’apparaît moins prisonnier de soi-même. Ainsi, considérant qu’il avait longuement arpenté les champs de l’abstraction, l’artiste semble revenir, depuis quelque temps, à des horizons plus traditionnels. Mais qu’importe la route suivie, au fond, s’il s’agit, pour l’essentiel, d’échapper à l’enlisement ? De façon plus authentique, beaucoup plus fraternelle, plus familière, plus qu el egéant dont nous avons déjà senti passer l’ombre, Guino est donc tenté d’opposer une sorte de :
«Même si je ne trouve pas, je cherche»
A l’orgueilleuse position de Picasso :
«Je ne cherche pas, je trouve.»
Dessinateur et graveur, créateur aux talents multiples, il ne s’est cependant jamais détaché de la sculpture qui représente à ses yeux « l’art le plus inquiet ».
Considération capitale pour qui écrit aussi :
« Il n’y a pas de grandes œuvres sans le sentiment du malheur. »
Mais qui donc pourrait, en cette fin du XXe siècle, se sentir menacé par les engourdissements d’une trop longue accalmie ? Isolé sur son île, au milieu des volcans et des fleurs vénéneuses, Guino, lui, ne se contente pas d’en faire le tour, en y cherchant la place la moins inconfortable pour dormir. S’il se hisse au sommet d’un piton, c’est parce qu’il ressent le besoin d’un ailleurs dont lui seul peut, par ses exigences et par ses efforts, précipiter la découverte.
S’il se jette à l’eau, c’est aussi par ce qu’il espère, malgré la nuit, malgré les courants, malgré les requins, accéder enfin à de plus heureux rivages. Peut-être n’y parviendra-t-il jamais. Peut-être allons-nous périr avec lui. L’échéance et même prévisible. Mais tant pis. Du moins il n’y aura pas déchéance. Si elle reste aussi inévitable que par le passé, aussi sûre, la mort, auprès de l’artiste, se fait toujours moins redoutable est moins dure.
Jean-Luc Epivent
Extrait de la revue PROFIL n° 28
Septembre/Octobre 1978