Quand j’arrivai à Paris, en 1972, pour suivre un cycle d’études à la Sorbonne, j’élus domicile 20, rue Geoffroy Saint-Hilaire, à quelques pas de la rue Poliveau où Marcel Aymé situe un épisode célèbre de la traversée de Paris. Bref, revenons à la rue Saint-Hilaire : le hasard fait parfois bien les choses car je découvris avec plaisir, tout à côté de chez-moi, l’existence de La bonne cave. J’eus tôt fait d’en franchir le seuil et de me présenter aux maîtres des lieux, Jean Baptiste et Pauline Chaudet, un couple haut en couleur. C’était le printemps, il faisait beau et ils m’offrirent un verre de bienvenue…et soudain, la lumière fut ! Pas difficile à comprendre que nous n’eussions pas laissé une goutte du nectar au fond du flacon !
La bonne cave était signalée par une vieille enseigne ornée d’une croix de Savoie. Le rez-de-chaussée de cette chapelle bachique se divisait en deux : d’un côté des rayonnages où étaient rangés grands et petits vins sélectionnés par Chaudet, de l’autre le comptoir avec son zinc en cuivre poli derrière lequel se tenait – à l’angle, près de l’entrée et de la caisse -, Pauline, la femme de Jean-Baptiste, qui observait son monde à l’arrivée et à la sortie.
Le couple habitait au fond du local. Cette résidence leur permettait de surveiller commodément le trésor réuni au fil du temps et entreposé au sous-sol dans une cave voûtée fort ancienne : le saint des saints ! Des milliers de bouteilles y étaient rangées les unes sur les autres, entre les murs de pierre humide. La température y était idéale grâce à la précieuse complicité de la Bièvre voisine, mise à contribution. C’est dans cette crypte alchimique que Dionysos opérait le mystère païen de la transmutation du vin en breuvage quintessentiel avec l’aide de Chaudet, son serviteur zélé. Seul des rares élus, et encore à de rarissimes occasions, pouvaient accéder à ce sanctuaire. Ce privilège avait valeur d’adoubement.
À l’époque, le soir, à l’heure vespérale, différents groupes de fidèles se retrouvaient à La bonne cave. Celui des professeurs du Muséum, celui des survivants de l’OAS, ces derniers toujours de mauvais poil, la tête au vinaigre et prêts à en découdre avec d’anciens porteurs de valises ou les soixante-huitards des environs. Il y avait aussi Denis Berger, historien, membre du PSU, qui passait le vendredi soir, boire un verre avant de retrouver sa compagne, la féministe Michèle Riot, chez Moissonier (quenelle soufflée et tablier de sapeur). Je me souviens de Louis Perrin, rabelaisien, libertaire, grand lecteur de polars et fils de général. Elsa, une charmante colombienne venait en compagnie d’un jeune scientifique, spécialiste des chats, qui habitait le quartier. Le minuscule Paupol, ancien cravache d’or, dont les heures de gloire n’étaient plus qu’un lointain souvenir, toujours devant un verre de rosé. Müller, un sculpteur suisse, ventripotent dans sa salopette de travail, égaré régulièrement dans les vignes du seigneur. Heureusement, sa femme, aux long cheveux gris de bacchante, veillait sur lui. Elle n’hésitait pas à porter comme une croix les cent dix kilos de son mari jusqu’à chez eux, près du Parc Montsouris. Souvent, des groupes hétéroclites se constituaient et la fête se prolongeait à Montparnasse, aux Halles, tout juste démolies, voire sur la Butte. Alors Paris était encore une fête ! Et je ne me trompe pas.
Le samedi, l’activité battait son plein, chez les Chaudet. Les commandes affluaient. De toute part, des chalands venaient remplir les coffres de leurs voitures de grand et petit bons crus : vieux vouvray d’Allay, condrieu de chez Merle, sentant la fleur d’acacias, profonds bandols rouges du Domaine Tempier, gevrey-chambertin tout en dentelle de chez Camus. Toutes ces pépites proposées par Jean-Baptiste ne faisaient jamais longtemps tapisserie. Chaudet apportait toujours de ses maraudes, effectuées pendant les vacances ou les ponts, d’étonnantes trouvailles pour la plus grande satisfaction des amateurs. Guidé par l’expérience et son flair hors pair, tout en irisation et en nuance, son savoir-faire infaillible lui valut d’être sacré “meilleur marchand de vin de Paris…donc du monde !” par la revue Gault & Millaud.
Le troisième jeudi de novembre, à l’occasion du lancement du beaujolais nouveau (phénomène à son apogée), Jean-Baptiste “sortait” sans doute, davantage de cartons du nouveau-né à lui seul que tous les autres cavistes de la capitale réunis. Et il les portait en personne, car si un triporteur stationné devant la porte sur le trottoir, son conducteur et livreur attitré, Michel Colluci, devenu Coluche, n’était plus là pour l’aider.
Ce n’était pas le seul absent, d’autres figures de marque, qu’aimait évoquer le couple Chaudet, tour à tour ou en contrepoint, manquaient à l’appel. Ainsi Antoine Blondin, désormais amarré à quai vers la rue du Bac, ou le chilien Amunatégui, précurseur de la chronique gastronomique hebdomadaire en France, hélas victime d’une chute fatale dans un escalier, ou Jacques Yonnet, auteur d’Enchantements sur Paris. Giacometti, un autre habitué, avait également disparu. Deux autres piliers du comptoir avaient eux aussi faussé compagnie à leurs amis : l’artiste brésilien Bandeira, homme généreux qui régalait l’assistance de magnums de champagne sans regarder à la dépense, et le peintre Vacheron. Le premier était mort sur le billard lors d’une opération des amygdales, le deuxième s’était étranglé pendant qu’il festoyait un soir à La Coupole. Depuis ces deux disparitions, Miche Guino, leur grand camarade et inséparable compère, venait désormais plus rarement s’accouder au comptoir de La bonne cave. Nonobstant cette baisse de régie, les Chaudet ne tarissaient pas d’éloges à son égard. Evoquant avec émotion le bon vieux temps où, après la fermeture, ils partaient tous les trois bras dessus bras dessous prolongeant la soirée dans les bistrots les plus joyeux de l’époque. Ils écoutaient leur ami : son débit bachique avec sympathie ; ses projets avec admiration ; ses sautes d’humeur avec indulgence. Ils renouaient en sa compagnie, avec leur heureuse jeunesse…
Michel Guino a bataillé longtemps pour que justice fut rendue à son père, sculpteur lui aussi, qui avait travaillé côte à côte avec Renoir pour réaliser les sculptures du vieux maître impressionniste. Les maisons de ventes aux enchères refusaient de prendre en compte cette collaboration artistique aussi étroite que connue…Et qui fut finalement reconnue par la justice au terme d’une guerre homérique.
Par un beau soir, Michel Guino, légende vivante du lieu, s’était présenté en chair et en os à La bonne cave. Je doute qu’il ait entendu ou saisi mon nom, quand Jean-Baptiste fit les présentations. Accompagné d’une belle rousse —“sa deuxième femme”, me souffla Pauline—, l’artiste était déjà passablement éméché.
À l’issue de plusieurs tournées, il proposa à la compagnie de prolonger la soirée dans son atelier. Entretemps, la nuit était tombée, et c’est le clair de lune qui nous accueillit à destination. Dans un coin des bouteilles de blanc en nombre, dans un autre une imposante marmite, où mijotaient des légumes ainsi que le poisson dessalé d’un aïoli de morue, attendaient les convives. Dans ce décor digne de la grande époque de la bohème de Montparnasse, le souper fut mémorable.
Quelques décennies après, j’appris que la longue amitié du sculpteur et du caviste “déboucha” sur une œuvre insolite à l’origine, mémorielle aujourd’hui : une toute petite tête de Chaudet ciselée avec maestria dans un morceau de fromage à partir de laquelle fut fondu un bronze. Que Michel Guino, où qu’il se trouve, soit remercié d’avoir conféré le privilège de l’éternité à son ami, un singulier personnage, emblématique d’un lieu et d’une époque évaporée.
C’était jadis…il y a belle lurette.
Ben Ami Fihman