Dans sa célèbre lettre à Paul Demeny, lettre dite du « Voyant », dans laquelle il fait éclater sa verve acerbe de critique littéraire, Rimbaud écrit ces lignes : « Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes… Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine ; les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »
Ces mots m’ont souvent fait penser à Michel Guino : mon père a en effet, tout au long de sa vie, refusé cette étiquette d’artiste qui, pour lui, n’était bonne que pour les cartes de visite et s’est toujours senti à la fois moins qu’un artiste — artisan plutôt — et plus qu’un artiste, véritable poète, à la fois en deçà et au-delà ; d’où ce caractère si unique de l’œuvre de mon père, si unique qu’il n’a jamais vraiment trouvé sa place ou que d’autres la lui ont usurpée, sa place que pourtant il méritait et mérite encore, o combien, parmi les plus grands sculpteurs du XX Siècle.
Beaucoup de peintres et de sculpteurs s’en tiennent à un style particulier et ne s’en écartant jamais.
Mon père, comme Picasso, a traversé de nombreuses « périodes » et a sculpté de nombreuses matières, cette matière qui l’a toujours fasciné.
Que ce soit avec le bronze où il exprime la misère de l’homme (je pense au Déporté, une œuvre de Jeunesse) ou avec tout autre métal, métal aux couleurs parfois célestes — bleu, argent, or — par lequel il célèbre la beauté des formes ou leur éclatement, leur dislocation : « La vérité se dévoile à l’horizon des ustensiles détraqués », a dit Heidegger, et mon père a toujours fait son credo des paroles du grand philosophe allemand ; que ce soit avec ses sculptures faites de pièces de moteurs d’avions ou celles inspirées de l‘électronique par lesquelles il a su nous montrer que la beauté de l’objet utilitaire n’avait pas disparu de la planète comme on le croit à tort, mais s’était seulement déplacée pour se nicher de façon inattendue dans les moteurs et les mécanismes ; que ce soit avec ses extraordinaires et émouvantes sculptures-jouets où il exprime si bien le dérisoire de notre condition d’homme — « l’avenir de l’art est dans le dérisoire », aime encore citer mon père, très friand de citations — paroles de Baudelaire, ici, il me semble — le dérisoire mais aussi l’humour enfantin et pur qui peut—être nous sauvera tous… ?
Que ce soit l’un ou l’autre de tous ces genres, et j’en oublie beaucoup, le charme, la beauté et le mystère de l’œuvre de mon père résident dans cet équilibre subtil — ce n‘est pas par hasard si mon père est du signe de la Balance, le signe de Vénus, se plait-il à répéter — à la croisée des chemins entre l’humain et le divin, la force et la légèreté, l‘élégance et la dislocation, l’humilité et l’orgueil… L’humilité, car Michel Guino n’a jamais cherché à rivaliser avec la Nature… L’orgueil, car le rêve secret de mon père est de créer l’Ultime sculpture, celle qui rendrait toutes les autres caduques…
Et ce point d’équilibre est comme la source divine au cœur de la matière, le retour de la substance dans l’essence, le zéro et l’infini.
Clothilde Guino-Focarino