“Qu‘est-ce que tu veux faire plus tard ? », demandait-on à Michel Guino enfant. “Je voudrais être un Noir“… Et beaucoup plus tard : « Je voudrais sculpter l’ombre » des êtres, des choses… Champ — contre-champ.
Ainsi résonnent les défis que se donne mon père, « mécontent de lui-même et mécontent des autres », tendu vers l’impossible qui, seul, l’intéresse. « Je est un autre », cite-t-il souvent, rectifiant en riant : « plusieurs autres ! »…
Né sous le signe de la Balance, il veille à ce que jamais le fléau ne penche, dans un équilibre permanent de funambule où l’on préfère l’impair – « plus léger, plus soluble dans l’air » – les contradictions, les paradoxes.
Son intelligence spatiale relie entre elles des choses éloignées. N’a-t-il pas à ses débuts, sur une commande de Salvador Dali, réalisé une synthèse de Marilyn Monroe et de Mao-Tse-Toung ?
A voir ces formes brisées, lancées vers le ciel, on le devine « cherchant la sortie », ou plutôt une transcendance entre viejaillissante et penséefulgurante. Et le résultat est là : ces sculptures nous in-forment. N’est-ce pas d’ailleurs la mission de l’art ? Mais « la belle unité reste à retrouver, telle que la folie n’en serait plus une », comme l’écrit Deleuze.
Parfois, Michel Guino se paralyse, hanté qu’il est de ne rien exclure — telle vie plutôt qu’une autre ; de ne rien privilégier — telle pensée coûte que coûte, plutôt qu’une autre.
« Le monde se dévoile à l‘horizon des ustensiles détraqués », cite-t-il encore, tourné qu’il est vers l’instabilité, le tangage qui, loin de les ignorer, intègre les dissonances, les déchirures et fuit ces illusions de notre monde matérialiste que sont la sécurité, la raison triomphante, la haute définition.
Mon père m’apparaît amoureux des formes grecques ou, plus récemment, des formes pleines des Nabis, « explorateur des vieux mondes, cimes et cavernes, ne créant qu’à force de se souvenir de quelque chose qui fut essentiellement oublié » ; d’où ce temps et cette énergie énormes consacrés à son père Ricardo Guino, sculpteur dans l’ombre d’Auguste
Renoir. Nos aïeux, mais aussi tous les prédécesseurs géniaux et admirés — de Michel-Ange à Giacometti — ne viennent-ils pas tenter une chance encore de délivrance à travers nous ?
Mais Guino est, tout autant, tendu vers un futur sans dieux, plus soucieux d’invention que d’inventaire. « On a changé de civilisation », martèle-t-il sans fin, à la fois éploré et excité par ce constat. L’avenir redevient possible…
Mon père sculpte-t-il dans l’urgence ? En tout cas, il a jeté son dévolu sur le métal principalement. Le métal parle plus vite — la sidérurgie, la révolution industrielle sont passées par-là. Au fond de sombres cuisines, dans son incubateur aux envolées minérales, mon père—forgeron réunit par alchimie la pire des misères avec le meilleur de l’homme.
L’homme…cet « enfant raté » ainsi qu’il le qualifie. Il nous donne à voir un chaos d’orfèvre, un éclatement ciselé au service d’une profonde recherche d’harmonie. Mouvement inverse de celui de ces imposteurs qui miment et parodient une perfection lisse pour camoufler leur brouillon intérieur.
Mon père, c’est avec grande émotion que je te vois revenir parmi les chercheurs au grand jour, toi qui l’as été si longtemps et si authentiquement dans l’ombre, faisant – par tes verdicts en forme d’oracles – la joie et la rage de tes hôtes, toi, le dipsomane du vin et de la création. Moi, ta fille, je peux témoigner que j’ai toujours trouvé chez toi les Bacchanales de Dionysos, entre humilité indécise et audace transgressive. N’es-tu pas Tigre, dans le Zodiaque chinois ?
Je te dis donc bravo, de tout mon cœur !
Isabelle Guino-Dallé